Il demeure quelque chose d’impalpable chez Eliades Ochoa. Il y a de la bonhomie, de la tranquillité et une assurance que l’on se gardera de qualifier de typiquement cubaine. Il y a aussi cette dégaine de vaquero tirant quelque peu sur une allure de grand propriétaire terrien. Il y a ce sombrero qui semble avoir toujours été vissé sur son crâne et cette paire de bottines brillantes à en éblouir l’infortuné qui n’aura pas préalablement fait glisser ses lunettes de soleil sur son nez en cet après-midi ensoleillé.
Il se tient droit, bien qu’engoncé dans un des sièges inconfortables que l’équipe de presse met à disposition des artistes. À ses côtés sont installés Barbarito Torres, joueur de laud émérite de la première formation du Buena Vista Social Club et Aguaje Ramos, actuel chef de l’orchestre et tromboniste. Tous trois sont des musiciens accomplis et acclamés. Il n’y a bien qu’Ochoa et Torres qui puissent envier à Ramos ses quelques années de moins. Pourtant, et malgré les efforts notables des journalistes présents, la plupart des questions sont adressées à celui que beaucoup considèrent comme le plus digne représentant des soneros cubains. Certaines sont tout-à-fait convenues. On essaie de le faire parler de la politique de Castro ou de l’héritage de Segundo et Ferrer. Réponses tout aussi convenues. Il faut interroger le « señor Ochoa » sur sa définition du « sonero » pour obtenir les répliques les plus savoureuses. Celles qui font grimacer le traducteur. Une comète serait tombée sur la maison de la famille Ochoa, et c’est à elle que le musicien devrait la maîtrise du « son ». Face aux mines circonspectes de son auditoire, il s’aventure à donner une explication encore plus abstraite, plus vaseuse encore, avec un large sourire quelque peu moqueur. Ce serait, cette fois-ci, son amour pour le son, la céréale, qui aurait fait de lui un sonero… sans même attendre la traduction du malheureux interprète, l’assemblée se laisse aller à un rire collectif.
Sa mine satisfaite nous laisse penser qu’Eliades Ochoa se sent bien, ici, dans le petit jardin fleuri qui jouxte le théâtre antique de Vienne et fait office de salle de presse. Quelques envolées de cuivre le contraignent à parler plus fort tandis que les répétitions commencent sur la scène. On ne peut lire sur son visage tout l’enthousiasme de la musique dont il est l’ambassadeur depuis que le Buena Vista Social Club a été (re)fondé, en 1997. Il semble ailleurs. Sa présence face à la presse semble plus tenir du devoir professionnel que d’une véritable envie de rencontre et d’échange. Et pourtant il est à son aise, paisible, et dégage une sérénité remarquable. Un journaliste se perd dans la formulation de sa question, il le coupe et repart sur des explications auxquelles il a bien du mal à mettre un terme. Puis son regard se perd dans la végétation environnante tandis que le traducteur tente tant bien que mal de retranscrire sa dernière réponse. Il mène le point presse à son rythme, un sourire tranquille aux lèvres.
Sa prestation, ainsi que celles de la vénérable Omara Portuondo et de l’Orquesta Buena Vista Social Club, quelques heures plus tard, seront en définitive assez fidèles au détachement affiché par Ochoa face à nous. Ils ne nous ignorent pas, restent conscients de nos attentes, semblent même prendre un vrai plaisir à se produire face à nous. Mais il y a quelque chose de lointain dans tout cela. Ces éclats musicaux, ces pas de danse enjoués se perdent dans le vague. Les vibrations de la scène semblent s’arrêter tout net devant les barrières de sécurité. Et nous sommes nombreux ce soir, amassés sur les antiques gradins du théâtre, à nous demander ce qu’il reste du Buena Vista Social Club que Ry Cooder nous avait présenté. Bien sûr, les ombres pesantes de Compay Segundo, Ibrahim Ferrer ou encore Ruben Gonzalez planent sur l’orchestre actuel. Si les membres les plus jeunes, accompagnés avec tendresse par les « historiques », continuent de proposer mélodies savoureuses et envolées audacieuses, on n’a ni plus ni moins l’impression, ce soir, d’assister à la représentation d’une franchise. Qu’il doit être lourd à porter cet héritage.
Le concert débute sur les premières notes d’El Carretero, ballade mélancolique révélée au Monde par la voix et les cordes d’Ochoa. L’histoire d’un paysan des régions agricoles de Santiago de Cuba qui fait le récit d’une vie faite de labeur et d’aspirations maritales. Il y avait une réelle authenticité dans l’interprétation qu’en faisait notre sonero. Une douce mélancolie. La beauté d’un témoignage. Nous aurons droit, ce soir, à une version guillerette, portée par une cascade de cuivres et la voix puissante d’un Carlos Calunga taquin. Le public est d’ores et déjà conquis. Jazz à Vienne a cela d’irritant. Le festival ravit ses clients avant même que les concerts aient débuté. Nous ne pouvons nous scandaliser de la prestation. Tous les ingrédients sont là. De l’enthousiasme, des sentiments chantés avec la langueur qui s’impose, l’énergie à peine surprenante de la gracieuse Omara mais aussi, et surtout, de la maîtrise, de la sincérité et des improvisations qui n’ont toutefois plus l’air d’en être. Il n’y a pas d’imposture. Tous sont et demeurent de superbes musiciens que l’on sait et que l’on sent animés par l’amour de la musique « campesina ». Mais alors que le show se déroule sans accroc, on ne peut s’empêcher de repenser à ce que nous a proposé un « jeune ancien » de la maison, quelques minutes auparavant. Et on ne peut se retenir de penser que si un pont devait être jeté entre les falaises érodées d’un passé qui s’estompe et les rives brumeuses d’une génération éparpillée, ce serait bel et bien à Roberto Fonseca et à sa fusion des musiques d’ici et d’ailleurs, de maintenant et d’autrefois, qu’il faudrait confier la maîtrise d’ouvrage.